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Le Ballet de l'Opéra de Paris au 19ème siècle
4 janvier 2023

Enfin la première de La Source !

 

ax fiocre source

   Mademoiselle Fiocre dans le ballet La Source - Edgar Degas, 1867

 

Charles de Vaudreuil à son père Emilien  

 

Paris, 13 novembre 1866 

Mon cher Père,

 Au grand soulagement de tous, rien n’est venu s’opposer à ce que La Source fût enfin donnée hier soir. Je m’empresse donc de venir vous narrer cette première depuis si longtemps espérée. Vous êtes, Père, un fin connaisseur de ballet et je ne suis moi-même qu’un tout récent amateur, encore peu versé dans l’art chorégraphique. Aussi, j’espère que vous pardonnerez mes maladresses. Mon but n’est que de vous distraire et de vous faire plaisir.  

Je vous dirai pour commencer, qu’en dépit de son nom, la touchante fantaisie imaginée par MM. Charles Nuitter et Arthur Saint-Léon n’apparaît pas tout d’abord d’une limpidité parfaite. Avec l’aide du libretto, on soupçonne un drame qui doit se passer dans quelque région de montagnes exotiques, le Caucase, m’apprend-on. Dans un paysage vaporeux, une source coule, environnée de lutins, d’éphémères, de papillons, de tout un joli peuple de ballerines ailées, plus ravissantes les unes que les autres. De cette source, Naïla est la fée, l’esprit gracieux, l’âme du ballet. Tandis que le chasseur Djémil vient se désaltérer dans le courant de l’onde pure, Morgab, une bohémienne savante dans l’art des sortilèges, prétend faire tremper dans la source je ne sais quelle herbe vénéneuse. Courroucé, Djémil arrache à la main sacrilège sa funeste salade et préserve la pureté de l’eau claire, gagnant ainsi la reconnaissance de Naïla.  

Une caravane entre dans la clairière, un cortège superbe de grandeur orientale, escortant le palanquin d’une jeune beauté en route vers le harem du Khan de Grandjeh. Mozdock, un caucasien en habit terrifiant, est chargé de mener à bon port sa sœur Nouredda, voilée comme il se doit. La caravane fait halte, Nouredda se délasse dans un hamac, danse un admirable « Pas de Guzla » et soudain :  

- Je voudrais bien cette jolie fleur ! s’écrie-t-elle en montrant une fleur étincelante là-haut, sur un rocher dressé au bord d’un gouffre.  

Pas un des farouches Caucasiens pour se risquer à satisfaire à ce caprice ! Seul Djémil se précipite pour escalader en gymnaste l’abrupt rocher et offrir, au péril de sa vie, la fleur éclatante à Nouredda. Après ce beau geste héroïque, une honnête récompense n’est-elle pas de mise ? Djémil soulève prestement un coin du voile et contemple le visage de la belle qu’il aime déjà. Crime ! Outrage aux mœurs caucasiennes ! Le courroux de Mozdock et de ses acolytes ne connaît pas de bornes et voici l’impudent chasseur proprement ficelé, abandonné à son sort. La douce Naïla, dont le cœur de nymphe bat en secret pour Djémil, apparaît à point pour le délivrer et s’enquiert aimablement de ce qu’elle peut faire pour lui :  

-          M’aider à me venger de ces infâmes et à retrouver cette jeune fille si belle ! répond Djémil, sans même s’aviser de la beauté délicate de Naïla.

  Faisant taire ses propres sentiments, la bonne fée met avec un soupir son pouvoir à la disposition du beau chasseur qui la dédaigne. Elle prête au jeune homme son lutin Zaël et les envoie tous les deux au palais du Khan, où elle promet de les rejoindre plus tard. Quant à la fleur, finalement jetée à terre par l’inconstante Nouredda, c'est un talisman auquel est liée la vie de Naïla. Avec cette fleur, on peut tout. Naïla, me direz-vous, eût pu utiliser cette magie pour s’attacher le cœur de Djémil. Mais que serait un ballet sans amours contrariées ?  

Voici les jardins du Khan de Grandjeh, un très beau décor où tout n’est que massifs luxuriants et fleurs semblables à des pierreries. Rongé d’impatience, le Khan aux moustaches grandioses est insensible aux grâces de sa favorite Dadjé et de ses odalisques vêtues de gaze transparente. Enfin la trompette sonne, la caravane arrive. A peine descendue de son palanquin, Nouredda éblouit le vieux Khan, ravi par tant de beauté. Pour elle, il fait danser par ses houris le « Pas des Voiles » et celui des Fleurs. Mais voici que sonne de nouveau la trompette, annonçant cette fois Djémil et le lutin Zaël, venus offrir de riches présents à la nouvelle fiancée. Parmi la diversité des cadeaux, Nouredda remarque la fleur qu’elle a tout à l’heure dédaignée et veut la reprendre. Plus preste qu’elle, Djémil s’empare du talisman, le jette dans un buisson, et –miracle ! - un rocher s’ouvre, laissant apparaître Naïla jaillissant d’un jet d’eau. Tout à l’heure fou d’amour pour sa nouvelle favorite, le Khan au cœur volage brûle à présent pour la nymphe parée de charmes féériques ! Nouredda, son frère et son cortège sont honteusement chassés. Djémil est vengé.  

Le rideau se lève maintenant sur la tente étrange de Morgab, éclairée par un rayon de lune et les dernières lueurs d’un feu qui s'éteint. Humiliée, la fière Nouredda est venue là ourdir à son tour des plans de vengeance et complote avec la bohémienne. Ici les choses ne se comprennent pas tout à fait clairement, mais on voit Djémil survenir et emporter dans ses bras Nouredda tombée en pâmoison, que la vie semble fuir lentement. Eperdu, Djémil supplie Naïla d’utiliser les pouvoirs de la fleur pour faire revenir à elle celle qu’il aime. Ce moment du ballet est réellement touchant : Naïla hésite, car en donnant la fleur, c’est sa propre vie qu’elle donne. Mais ne veut-elle pas, par-dessus tout, que Djémil soit heureux ? Son sacrifice accompli, Naïla s’affaisse doucement, tandis que se tarit la source et que meurent tout autour fleurs, farfadets et papillons. Fin triste et gracieuse, tandis que les deux nouveaux amants s’éloignent, ingrats et enlacés. Quand et comment Nouredda est-elle tombée à son tour amoureuse de Djémil ? Cela demeure un mystère.  

Cher Père, vous connaissez maintenant l’émouvante histoire de la fée Naïla. Ce que vous n’imaginez pas encore, ce sont les indescriptibles splendeurs de la mise en scène. Il me semble que la Source fera date dans l’histoire de la danse à cause de tous les effets nouveaux qu’on a déployés pour ce ballet. Le premier tient du prodige : comme annoncé, l’eau a coulé vraiment sur la scène de la rue Le Peletier ! Une source a jailli hier soir : au premier acte, parmi les rochers, les lianes enchevêtrées et les grappes de fleurs colorées ; au second acte, au milieu d’une fontaine en cristalleries de Baccarat scintillant de mille feux ! Quelle grandeur ! Quel faste ! On vit encore un vrai cheval marcher au pas à côté des danseurs, et aussi des fumées étourdissantes et des exploits de machineries, comme ce rocher qui s’ouvre pour faire apparaître Naïla. Les décorations de MM. Despléchin et Lavastre - pour le premier, deuxième et quatrième tableau - et de MM. Rubé et Chaperon - pour le troisième tableau - sont elles-aussi aussi d’une splendeur merveilleuse.

 Voici pour finir les noms des principaux danseurs qui ont interprété le ballet : Melle Guglielmina Salvioni dans le rôle de Naïla et Melle Eugénie Fiocre dans celui de Nouredda ; Melle Marquet dans le rôle de Morgab, Melle Sanlaville dans celui de Zaël, Melle Baratte dans celui de Dadjé, favorite du Khan ; MM. Mérante, Coralli et Dauty, respectivement dans les rôles du chasseur Djémil, de Mozdock et du Khan.  

Je m’aperçois que j’ai déjà été bien long. Je ne soupçonnais pas, mon Père, que raconter le livret et le cadre d’un ballet prît une lettre entière. Aussi, de crainte de vous lasser avec cette première tentative malhabile, arrêterai-je là ma narration d’aujourd’hui. Demain, je vous parlerai de la musique de MM. Minkous et Delibes, et surtout de l’interprétation de Melles Salvioni et Fiocre et des autres danseurs.  

Votre fils dévoué.  

Charles de Vaudreuil

 

Notes   

Chaperon Philippe (1823-1906) : peintre et décorateur de théâtre.  

Coralli Jean (1779-1854) : : danseur et chorégraphe italien qui a fait sa carrière à l’Opéra de Paris. Maître de ballet à l’Opéra de 1831 à 1850.  

Despléchin Edouard (1802-1871) : peintre et décorateur de théâtre.  

Fiocre Eugénie (1845-1908) : danseuse française de l’Opéra de Paris, réputée pour sa beauté. Elle interpréta souvent des rôles masculins, en travesti, comme il était de coutume à l’époque.  

Lavastre Jean-Baptiste (1839-1891) : peintre et décorateur de théâtre.  

Marquet Louise (1834-90) : danseuse française de l’Opéra de Paris au XIXème siècle. Ses sœurs Delphine et Mathilde étaient également danseuses à l’Opéra. 

Mérante Louis-Alexandre (1828-1898) : danseur et chorégraphe français, de l’Opéra de Paris. Maître de ballet à l’Opéra de 1869 à 1887. Il a interprété les premiers rôles masculins des ballets jusqu’à un âge avancé.  

Nuitter Charles (1828-1899) : dramaturge et librettiste français, archiviste à l’Opéra de Paris.  

Rubé Auguste Alfred (1815-1899) : peintre et décorateur de théâtre.  

Saint-Léon Arthur (1821-1870) : danseur et chorégraphe français, auteur en particulier de La Source et de Coppélia.  

Salvioni Guglielmina (née en 1842) : danseuse italienne. Elle dansa à l’Opéra de Paris de 1864 à 1867. 

Sanlaville Marie (1847–1930) : danseuse française de l’Opéra de Paris. Elle interpréta souvent des rôles masculins, en travesti, comme il était de coutume à l’époque. 

La Source : ballet en trois actes et quatre tableaux, livret de Charles Nuitter et Arthur Saint-Léon, musique de Léo Delibes (acte 1 et 3) et Léon Minkus (acte 2), chorégraphie d’Arthur Saint-Léon, 1ère représentation à l’Opéra rue Le Peletier le 12 novembre 1866.

Guzla : petit instrument à corde frottée.  

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  • En 1866 commence une correspondance imaginaire entre un fils et son père, ayant pour commune passion le ballet. Charles partage ses enthousiasmes de tout jeune abonné à l’Opéra de Paris avec son père Emilien
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