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Le Ballet de l'Opéra de Paris au 19ème siècle
30 mars 2023

A vos pieds, à vos ailes !

 

ax sylphide 2

Marie Taglioni dans La Sylphide, par Alfred Chalon

 

Emilien de Vaudreuil à son fils Charles

La Boissière, le 5 décembre 1867

 

Mon bien cher fils,

Je reviens sur ce merveilleux ballet de la Sylphide, qui fut à l’origine de ma dévotion immédiate pour une forme d’art capable de produire un spectacle aussi délicat, aussi pur et d’une intense poésie.

Le ténor bien connu, Adolphe Nourrit, avait imaginé le livret de La Sylphide en s’inspirant de façon très lointaine d’un conte de Charles Nodier, Trilby ou le lutin d’Argail, n’en gardant que l’idée d’un amour impossible entre un être humain et un esprit surnaturel. Pour la première fois, un ballet s’approchait des profondeurs de l’âme humaine, racontant l’éternelle histoire de l'homme partagé entre la terre et le ciel. Quant à Philippe Taglioni, père de la danseuse, il avait eu le génie de créer pour sa fille une chorégraphie à mille lieues de la danse telle qu’elle régnait alors à l’Opéra : plus de ces poses conventionnelles, plus de poignets cassés, de petits doigts détachés ; en un mot, rien qui sente le travail d'une profession ou les artifices d'un métier. Marie Taglioni donna l'impression d'un art qui abandonnait la routine pour remonter aux vraies sources de la beauté. Elle glissait sur ses pointes, flottait, planait, sans effort visible, avec des gestes qui semblaient se perdre dans l'infini comme si chacun de ses membres eût été porté par des ailes.

Melle Taglioni n’était pas la première à monter sur l’extrémité rembourrée de ses chaussons ; mais ce qui chez d’autres n’avait été que coquetterie un peu vaine de virtuose, devenait chez elle le moyen de représenter de façon idéale l’aérienne sylphide voltigeant au-dessus des fleurs. On dit que M. Taglioni, professeur de sa fille, l’avait entraînée jour après jour à danser sur la pointe de ses chaussons de façon si légère qu’elle ne semblât effleurer le sol qu’à peine. Il avait également exigé d’elle des bras chastes et souples et des sauts parfaitement moelleux, afin qu’elle retombât tout en douceur, ne produisant pas le moindre bruit en touchant terre. Le résultat était une façon de se mouvoir qui paraissait surnaturelle. Elle rayonnait, idéale, affranchie des lois terrestres. Théophile Gautier la compara à « une âme heureuse qui fait ployer à peine du bout de ses pieds roses la pointe des fleurs célestes ».

Le peintre Eugène Lami eut aussi une grande part dans le succès du ballet, en dépouillant la sylphide des satins pompeux et de tout l'arsenal des coquetteries léguées par le dix-huitième siècle. Tout au contraire, il avait imaginé un costume d’une irréelle et chaste simplicité ; toute de mousseline blanche bouffante et de gaze impalpable, sa robe faisait comme un nuage autour de la ballerine, l’auréolant d’une vaporeuse pureté. Pour le public ébahi, tout était neuf dans la Sylphide, jusqu’à la musique de M. Schneitzhoeffer, musique qui prit tout à coup une importance jamais atteinte dans un ballet.

A propos de M. Schneitzhoeffer, que je te conte une anecdote qui courait à l’époque. Affligé d’un nom qui n’était qu’un effroyable conglomérat de syllabes, l’infortuné musicien faisait contre mauvaise fortune bon cœur et acceptait sans sourciller que tout le Conservatoire, tout l’Opéra et tout Paris prononcent son nom « Chennecerf ». On assure même qu’il avait fait écrire sur ses cartes de visite : « Schneitzhoeffer, prononcez Bertrand » !

Il y eut encore les poétiques décorations de Cicéri, en particulier, au deuxième acte, un décor de vallée claire obscure qui semblait celui d’une ballade de Henri Heine. Ce soir de mars 1832, Melle Taglioni, à la fois par son apparence, par sa façon saisissante de danser, par le cadre dans lequel elle évoluait avec une grâce éthérée, idéalisa l’art chorégraphique et l’éleva au-dessus des perfections jusqu’alors connues. Juge donc combien ce spectacle, qui enflamma le Tout Paris de ce temps, avait tous les motifs de produire sur moi, alors si jeune homme, une impression profonde et indélébile ! J’étais en parfait accord avec Victor Hugo, qui rendit à la ballerine un hommage de poète en lui offrant un livre ainsi dédicacé : « A vos pieds, à vos ailes ».

Le ballet devint à la mode, une ère nouvelle commençait ; l’art de la danse frappait soudain les meilleurs esprits, qui y voyaient tout à coup autre chose qu’un divertissement donnant aux abonnés l’occasion d’admirer les danseuses avant de les rencontrer au Foyer. Après La Sylphide, il y eut encore à l’Opéra des années glorieuses, durant lesquelles le ballet attira les foules et scintilla comme jamais il ne l’avait fait. J’aurai l’occasion de t’en reparler.

Pour ce soir, je vais prendre un peu de repos. L’hiver est là, avec un froid qui mord déjà cruellement, mais la maison est convenablement chauffée et ma chambre rendue douillette par un bon feu.

Adieu, reçois les pensées les plus affectueuses de ton père.

Emilien de Vaudreuil

 

Notes :

Chalon Alfred Edward (1780-1860) : peintre portraitiste suisse, installé à  Londres, où il est remarqué par la reine Victoria. Il est l’auteur de célèbres gravures de danseuses.

Cicéri Pierre-Luc-Charles (1782-1868) : peintre français et décorateur de théâtre. Il signa de nombreux pour l’Opéra de nombreux décors qui suscitèrent l’engouement du public, en particulier le décor fantastique des ruines du cloître Sainte-Rosalie pour l’opéra Robert le Diable (1831).

Lami Eugène (1800-1890) : peintre, illustrateur et décorateur français. En 1832, il créa pour Marie Taglioni, qui dansait La Sylphide, un costume blanc, léger et aérien, d’un genre nouveau qui donnera naissance au tutu romantique.

Nourrit Adolphe (1802-1839) : célèbre ténor français. Il a chanté à l’Opéra de Paris de 1826 à 1836. Il écrivit aussi le livret de La Sylphide.

Schneitzhoeffer Jean Madeleine Marie (1785-1852) : compositeur français, professeur au Conservatoire, chef de chant à l’Opéra. Il composa la musique de plusieurs ballets, en particulier La Sylphide.

Taglioni Filippo (1777-1871) : danseur et chorégraphe italien, père de Marie Taglioni. A l’Opéra de Paris, il a chorégraphie plusieurs ballets pour sa fille, notamment son chef-d’œuvre, La Sylphide.

Taglioni Marie (1804-1884) : danseuse italienne née à Stockholm, fille de Filippo Taglioni. Danseuse à l’Opéra de Paris de 1827 à 1837, elle y remporta un triomphe sans égal dans La Sylphide (1832). Elle est considérée comme la première et l’une des plus grandes ballerines romantiques.

 

La Sylphide : ballet en deux actes, livret d’Adolphe Nourrit, musique de Jean Schneitzhoeffer, chorégraphie de Filippo Taglioni, décors de Pierre-Luc-Charles Cicéri, costumes d’Eugène Lami. Créé par Marie Taglioni et Joseph Mazilier, le 12 mars 1832.

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  • En 1866 commence une correspondance imaginaire entre un fils et son père, ayant pour commune passion le ballet. Charles partage ses enthousiasmes de tout jeune abonné à l’Opéra de Paris avec son père Emilien
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