Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Le Ballet de l'Opéra de Paris au 19ème siècle
31 mars 2023

Un volcan grouillant de légions infernales

 

ax 1832, la Tentation

La Tentation, costume de Montjoie (rôle d'Astaroth, chef des démons) - Gravure Louis Maleuvre 

 

 

Emilien de Vaudreuil à son fils Charles

La Boissière, le 17 janvier 1867

 

Mon bien cher fils,

Puisque tu m’en as prié, j’entreprends aujourd’hui de te raconter les années glorieuses qui suivirent à l’Opéra le triomphe de la Sylphide. Pour commencer, il y eut en l’espace de deux mois une bonne dizaine de représentations de ce ballet qui faisait fureur. Le succès de Marie Taglioni devenait sans cesse plus éclatant, son astre brillait au plus haut. On ne jurait que par elle, on l’adulait, elle mettait toutes les têtes à l’envers. Les élégantes, aspirant à sa fragile et pâle apparence, adoptèrent la coiffure en bandeaux et le chapeau « sylphide ». Le blanc devint la couleur de prédilection, les ventes de mousseline, de tulle et de gaze s’envolèrent.

Cependant, comme tu le sais, Paris est avide de nouveauté et l’habile Docteur Véron, qui voulait décidément faire de l’Opéra une affaire rentable, demanda qu’on mette en place très vite un autre ballet, ou plutôt un ballet-opéra à grand spectacle, propre à faire entrer de l’argent dans les caisses. Ce fut la Tentation, dont la création, trois mois après celle de la Sylphide, fit grand bruit.

Longtemps à l’avance, la presse, orchestrée par Véron, avait tenu le public en haleine par le récit des merveilles qui se préparaient. On dut même reculer plusieurs fois la première représentation en raison des difficultés que présentaient la réalisation d’une mise en scène hors du commun et le fonctionnement d’une extraordinaire machinerie. La Tentation ne s’en faisait que plus désirer, on ne parlait plus que des splendeurs à venir.

Enfin, le 20 juin 1832, le rideau se leva sur le spectacle tant attendu, auquel avait collaboré une pléïade d’artistes reconnus : M. Cavé pour le libretto ; MM. Halévy et Gide pour la musique (le second s‘étant consacré exclusivement aux parties musicales destinées à être dansées) ; M. Coralli pour la chorégraphie ; MM. Bertin, Roqueplan, Lami, Feuchère et Delaroche pour les décorations ; MM. Boulanger et Lormier pour les costumes.

Remarque bien, mon cher fils, que je te parle de spectacle et non pas de ballet, car la Tentation était d’un genre bâtard, mi-ballet, mi-opéra, dans lequel les rôles principaux étaient tenus aussi bien par des chanteurs que par des danseurs. Ce côté hybride, que pour ma part je n’appréciai guère, fut au demeurant beaucoup décrié, aussi bien par les critiques que par les vieux abonnés fidèles à la tradition. Il fallait voir ces derniers s’assembler au foyer par petits groupes, se posant en défenseurs de l’art classique :

-          Un ballet où l'on chante c'est absurde, un opéra où certains acteurs ne chantent pas, c'est incroyable et monstrueux, déclamaient-ils à qui voulait bien les entendre.

Pour moi, jeune homme encore tout ébloui par les blancheurs idéales d’une fée vaporeuse, la Tentation fut une désillusion vertigineuse. Sans transition, je passai d’une forêt bleutée où flottait un elfe charmant, aux damnations de l’enfer où grouillaient et vociféraient des légions de démons ! Le libretto n’offrait pour moi aucun attrait. Je n’avais que faire de la tentation de l’ermite Saint Antoine en son désert, se laissant troubler plus que de raison par les charmes d’une ravissante pélerine, Marie, et s’écroulant soudain, frappé à mort par la foudre. Dès lors, l’ermite devait-il aller au paradis ou en enfer ? Fort théâtralement ressuscité, allait-il succomber aux appâts de la démone Miranda et mériter définitivement le séjour infernal, ou résisterait-il vaillamment à cette nouvelle tentation et serait-il emporté par les anges 

Tu l’auras compris, mon cher fils, une bonne partie de l’action se passait sous terre, dans les profondeurs d’un volcan grouillant de créatures infernales représentées avec un luxe de détails à faire frémir tout fidèle abonné de la rue le Peletier. Comme tout le monde, je fus ébahi par une science du costume poussée à un degré inouï et des splendeurs de mise en scène jamais encore mises en œuvre à l’Opéra, ni sans doute nulle part au monde. Je me souviens en particulier de l’effet extraordinaire des armées entières de démons se bousculant tout au long d’un immense escalier pour répondre à l'appel de leur chef Astaroth. La presse cria au miracle, se répandant en louanges sur la magnificence de la mise en scène, distribuant des éloges équitables à MM. Halévy, Gide et Coralli pour la musique et la chorégraphie.

L'interprétation avait été composée avec le plus grand soin, incluant des chanteurs de premier ordre et tout ce que l’Opéra pouvait offrir de meilleur en tant que mimes et danseurs. Dans le rôle de Saint Antoine, entièrement mimé, M. Mazilier, s’était montré particulièrement remarquable, tandis que Mlles Duvernay et Leroux furent à la fois excellentes danseuses et mimes, respectivement dans les rôles de Miranda et de Marie. Le succès, un très grand succès, fut donc au rendez-vous, ainsi que l’avait escompté l’astucieux Docteur Véron.

Cependant mon cœur assoiffé de poésie ne trouva pas son compte dans ce spectacle, qui me déconcerta plus qu’il ne me plut. Ma carrière à peine amorcée de dilettante de la danse allait-elle tourner court aussi rapidement ? Il te faudra attendre une prochaine lettre pour en savoir davantage…

Sur ce, porte-toi le mieux du monde. A bientôt, mon très cher fils !

Emilien de Vaudreuil

 

Notes :

Bertin Edouard (1797-1871) : peintre, dessinateur, graveur et journaliste français.

Boulanger Louis (1806-1867) : peintre, illustrateur et graveur français, dessinateur de costumes.

Cavé Edmond (Hygin-Auguste ditEdmond) (1796-1852) : journaliste, auteur dramatique et administrateur français.

Coralli Jean (1779-1854) : danseur et chorégraphe italien qui a fait sa carrière à l’Opéra de Paris. Maître de ballet à l’Opéra de 1831 à 1850.

Delaroche Paul (Hippolyte dit Paul) (1797-1856) : peintre français.

Duvernay Pauline (Yolande-Marie-Louise dite Pauline)(1813-1894) : danseuse française à l’Opéra de Paris jusqu’en 1837.

Feuchère Léon (1804-1857) : architecte et peintre français, décorateur de théâtre.

Gide Casimir (1804-1868) : compositeur français, auteur de musiques de genre et de ballets, notamment Le Diable boiteux dans lequel s’illustra Fanny Elssler.

Halévy Ludovic (1834-1908) : dramaturge, librettiste et romancier français. Il a notamment coécrit avec Henri Meilhac le livret de Carmen.

Lami Eugène (1800-1890) : peintre, illustrateur et décorateur français. En 1832, il créa pour Marie Taglioni, qui dansait La Sylphide, un costume blanc, léger et aérien, d’un genre nouveau qui donnera naissance au tutu romantique.

Leroux Pauline (1809-1891) : danseuse française à l’Opéra de Paris de 1826 à 1837, puis de 1840 à 1844.

Lormier Paul (1813-1895) : dessinateur de costumes français, chef de l’habillement à l’Opéra de 1828 à 1875.

Mazilier Joseph (1797-1868) : danseur et chorégraphe français. Maître de ballet à l’Opéra de Paris de 1852 à 1857.

Roqueplan Camille (Camille Rocoplan dit Roqueplan) (1803-1855) : peintre français, frère aîné de Nestor Roqueplan qui dirigea l’Opéra (1847-1854) et d’autres théâtres.

Taglioni Marie (1804-1884) : danseuse italienne née à Stockholm, fille de Filippo Taglioni. Danseuse à l’Opéra de Paris de 1827 à 1837, elle y remporta un triomphe sans égal dans La Sylphide (1832). Elle est considérée comme la première et l’une des plus grandes ballerines romantiques.

Véron Louis-Désiré, docteur (1798-1867) : médecin, journaliste et homme politique français, directeur de l’Opéra de Paris de 1831 à 1835.

 

La Sylphide : ballet en deux actes, livret, musique de Jean Schneitzhoeffer, chorégraphie de Filippo Taglioni, 1ère représentation à l’Opéra rue Le Peletier le 12 mars 1832.

La Tentation : ballet-opéra en cinq actes, livret de Hygin-Auguste Cavé, musique de Jacques-Fromental Halévy et Casimir Gide, chorégraphie de Jean Coralli, décors de Edouard Bertin, Camille Roqueplan, Eugène Lami, Léon Feuchère et Paul Delaroche, costumes de Louis Boulanger et Paul Lormier. Créé par Pauline Duvernay et Joseph Mazilier, le 20 juin 1832.

 

Publicité
Publicité
Commentaires
Publicité
Newsletter
Le Ballet de l'Opéra de Paris au 19ème siècle
  • En 1866 commence une correspondance imaginaire entre un fils et son père, ayant pour commune passion le ballet. Charles partage ses enthousiasmes de tout jeune abonné à l’Opéra de Paris avec son père Emilien
  • Accueil du blog
  • Créer un blog avec CanalBlog
Archives
Visiteurs
Depuis la création 136
Publicité